GUIGONE CAMUS
À la croisée de plusieurs disciplines, cette étude ethnographique de Tabiteuea, un atoll de la République indépendante de Kiribati, portée par Guigone Camus, ouvre une fenêtre sur la profondeur philosophique et spirituelle, la poésie et la complexité avec lesquelles tradition orale et système social se répondent, dans un monde de parole où le rituel se fait verbe communautaire.
L’archipel des anciennes îles Gilbert [1], situé aux confins de la Micronésie orientale, composé de petits atolls coralliens, difficiles d’accès, accueille depuis plus d’un millénaire un peuple issu de vagues migratoires originaires de Samoa.
Pour une étude historique et ethnographique des îles Gilbert, si l’on dispose de sources écrites (archives missionnaires, administratives, ethnographiques), continuer à collecter des récits oraux reste un travail incontournable. La tradition orale gilbertaise, moyen d’expression privilégié, témoigne d’une société subtile et complexe. Quoi de plus parlant, dans le sens de révélateur, que la parole du récit, en particulier du récit mythologique, pour comprendre une société. Quoi de plus probant que la façon dont une société se parle, se raconte.
Aux Gilbert, la matérialité des dieux est réduite à sa plus simple expression : l’évocation de leur présence se fait grâce à de simples pierres, nul besoin de sculptures sur bois ni de masques. Des lieux, sur terre ou dans la mer, considérés comme les traces du passage d’une divinité, sont reconnus comme des lieux de mémoires que l’on se doit d’évoquer oralement.
Mythologies gilbertaises
Si, d’un point de vue historique, il est difficile d’établir une chronologie des différents voyages des ancêtres primo-arrivants aux Gilbert, on peut néanmoins identifier des grandes « épopées » fondatrices de la structure sociale gilbertaise. Ces récits mettent en scène les ancêtres fondateurs des lignées dont descendent les habitants actuels.
Le grand mythe cosmogonique commun à la majorité des îles raconte la création du monde par les grands dieux, à partir d’une entité : « l’Obscur et le Clos ». Ce mythe pose les bases de l’organisation spatiale et sociale, articulées autour d’une série de dualismes, notamment une opposition nord-sud et une opposition mondes inférieurs-mondes supérieurs. Il met en scène des divinités primordiales liées aux mondes naturels (monde marin, souterrain – terrestre, céleste).
Une autre série de récits mythologiques, dans la continuité des récits cosmogoniques, se rapporte à la création de l’arbre mythique du Repos des Ancêtres Tekaintikuaba, peuplé de dieux résidant à la base de son tronc, à son sommet, sur ses branches de l’est, de l’ouest, du sud et du nord. Après que les dieux de la base ont coupé le tronc, tous se dispersent et voyagent, en pirogue, en « pirogue sous-marine », en « pirogue volante ». Ils s’installent dans les îles de l’archipel, non sans allers-retours, conflits et pérégrinations épiques, dont le déroulement est extrêmement complexe à suivre, aussi bien d’un point de vue toponymique que chronologique.
Chaque dieu eut ensuite pour préoccupation première de construire une grande maison de réunion pour lui et ses descendants : la maneaba ainsi que de diviser les terres.
Mythologie et toponymie
La maneaba, toujours parallèle à la mer, est une construction sobre et néanmoins très impressionnante. On peut en trouver jusqu’à une quinzaine sur une même île (comme sur l’île de Tabiteuea par exemple). Des piliers de bois (oka) retiennent un toit qui repose en périphérie sur des piliers de corail (boua). À l’intérieur, la subdivision de l’espace au sol, matérialisée par des nattes de feuilles de cocotier (inai) et de feuilles de pandanus (roba), définit ce que l’on nomme des « sièges », en gilbertais : boti. Ces sièges sont des espaces dédiés aux « clans » (kainga) descendants des grands ancêtres migrateurs. Au fil du temps, l’espace a été re-fractionné pour accueillir les arrivants ultérieurs qui ont revendiqué une place, de manière pacifique ou à la suite de conflits.
Pour ceux qui l’occupent, un siège (boti) détermine un rôle au sein de la communauté, qui se manifeste dans la maneaba au moment des grandes réunions, comme par exemple prendre la parole en premier, réunir les gens, couper les franges du toit de la maneaba lors de sa réparation, distribuer la nourriture selon un ordre rituel. Chaque siège renvoie également à l’organisation foncière qui s’observe à l’extérieur de la maneaba. En effet, pour chacune des familles, l’appartenance à tel ou tel siège définit la propriété de parcelles de terres habitables et cultivables (fosses à taros, cocoteraies et pandanus, étangs de pêche, fragments du lagon).
De fait, mythologie et toponymie sont indissociables. Toutes les activités socio-politiques, la gestion des terres [2], les guerres (alliances, prises des terres, désignation des factions qui doivent s’opposer lors des combats), les alliances etc., sont fonction des mythes et de l’histoire relatifs à l’île.
Il existe une étonnante cohérence entre les différentes versions des grands mythes fondateurs propres à chaque île, que des ethnologues comme le père Sabatier (1886-1965), Sir Arthur Grimble (1888-1956), Henry Maude (1906-2006), Katharine Luomala (1907-1992) et aujourd’hui Jean-Paul Latouche, ont pu recueillir sur le terrain. Elles révèlent également l’extraordinaire richesse des mythes dans leurs multiples variantes, à l’échelle d’un atoll et même d’une maneaba. Au fil du temps, des événements historiques ont été intégrés aux mythes, la prédominance de certains ancêtres s’est peu à peu imposée. Les hommes ont parfois fait preuve d’une inventivité extraordinaire pour modeler ou parfois recréer les mythes afin de servir leurs intérêts fonciers ou leur prestige.
L’exemplarité du cas de l’atoll de Tabiteuea, dans le sud des Gilbert
L’atoll de Tabiteuea est un exemple particulièrement intéressant à ce titre. En effet, sa cosmogonie est relativement indépendante de celles d’autres foyers comme Tarawa-Abaiang ou Beru-Nikunau. Avant que des ancêtres issus de l’arbre Tekaintikuaba ne fondent des maneaba, la cosmogonie mentionne la création d’un banc de sable dans le lagon de Tabiteuea, un lieu nommé Takoronga, qui serait à l’origine de tout.
Si Tabiteuea est un exemple intéressant pour la particularité de ses mythes, il en est de même pour l’histoire de l’atoll. À deux reprises, ce fut un lieu d’affrontements violents entre les insulaires et les Occidentaux. En 1841, suite à la disparition d’un membre de son équipage, les hommes du Peacock, un des navires de l’Exploring Expedition [3], brûlèrent le village d’Utiroa.
En 1880, les missionnaires Kapu et Nalimu de la Hawaiian Evangelical Mission encouragèrent leurs fidèles à exterminer les non-chrétiens du sud de Tabiteuea. Le conflit religieux atteignit son paroxysme dans la très meurtrière bataille de Tewai, dans le sud.
Suite aux recherches menées aux archives de Londres (SOAS) et de Honolulu (HMCS et HHS), nous disposons de nombreuses données de première main concernant l’histoire de Tabiteuea. Ces données gagnent à être éclairées par des témoignages issus d’une enquête de terrain.
L’urgence de la recherche
L’urgence de la recherche aux Gilbert est réelle au vu de la situation environnementale. En effet, ces atolls et leur patrimoine sont fortement menacés par la montée des eaux qui se profile à l’horizon 2050. En décembre 2009, Aata Maroieta, un habitant du village de Tebunginako sur l’île d’Abaiang [4], témoignait de cette problématique dans une vidéo mise en ligne à l’occasion du sommet de Copenhague, sur le site Le Monde.fr [5] :
« Nous vivons dans la peur permanente d’imaginer qu’un jour les îles Kiribati auront disparu. Ma plus grosse angoisse est de perdre mon identité en tant que I-kiribati et de perdre ma terre sur cette île. C’est ma plus grosse peur. Je n’ai pas beaucoup d’espoir pour le futur si rien n’est fait. Nous n’avions jamais entendu parler des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui. Si les causes de tout cela étaient naturelles nous aurions dû déjà y être confrontés auparavant. Ce n’est que récemment que nous devons y faire face. Donc je crois que les pays développés sont responsables. »
Ce problème fait également écho à l’appel lancé par les États fédérés de Micronésie lors du sommet de Majuro (îles Marshall) le 9 juillet 2009, destiné à alerter la communauté internationale sur la nécessité de limiter les gaz à effet de serre.
Compte tenu de ce danger, une étude ethnographique de l’île de Tabiteuea dans un premier temps représentera l’amorce d’un travail de récolement d’un ensemble de traditions orales gilbertaises. Travail qui, grâce au soutien de la Fondation Barbier-Mueller, permettra de rendre plus visible l’importance de ce patrimoine oral dans la définition que les Gilbertais donnent de leur identité, de leur culture.
L’Humanité Dimanche, 4-10 septembre 2014
NOTES
[1] Les anciennes îles Gilbert, baptisées ainsi au XIXe siècle par le géographe russe Krusentern, sont aujourd’hui membres de la République des Kiribati. Elles sont au nombre de seize : Abaiang, Abemama, Aranuka, Arorae, Beru, Butaritari, Kuria, Makin, Maiana, Marakei, Nikunau, Nonouti, Onotoa, Tabiteuea, Tamana, Tarawa.
[2] Transmission des terres par le père comme par la mère.
[3] L’Exploring Expedition fut la plus importante expédition américaine scientifique (collectes de spécimen animaux et végétaux, relevés hydrographiques…) et diplomatique du XIXe siècle, conduite entre 1838 et 1841 par le capitaine Charles Wilkes.
[4] Au nord de l’archipel.
[5] http://www.lemonde.fr/le-rechauffement-climatique/visuel/2009/12/09/2009-2050-le-rechauffement-climatique-a-hauteur-d-homme_1278216_1270066.html